En mai 2013, deux doctorants de la London School of economics publient un texte « Le manifeste accelerationniste » qui suscite un débat bien au-delà de leurs frontières.
Cet article reflète le point de vue de son auteur et non celui de la rédaction d’Avant-Garde
L’un des auteurs Srnicek Nick enseigne la géopolitique et la globalisation dans le département de géographie de l’University College London. Il est le coéditeur, avec Levi Bryant et Graham Harman, de The Speculative Turn : Continental Materialism and Realism (Re. Press, 2011). Williams Alex quant à lui travaille à son doctorat de l’University of East London et est également l’auteur, avec Nick Srnicek, du livre Inventing the Future (Verso, 2015).
Ce manifeste paraît ensuite en français, suivi par les nombreux articles – critiques ou enthousiastes – qui ont contribué au débat après sa parution. Le recueil, Accélération ! (PUF, avril 2016), vise quant à lui à donner aux lecteurs français accès aux différents textes et réflexions sur l’accélérationnisme et est publié sous la direction de Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit à l’université libre de Bruxelles.
A l’heure où militants sincères, commentateurs comme adversaires, constatent la difficulté extrême de promouvoir une alternative crédible au système actuel, faisons ensemble un tour d’horizon des perspectives et enjeux sous-jacents à ce corpus divers se revendiquant de l’accélérationnisme en nous appuyant sur ce fameux manifeste.
Un monde dominé par les forces du capital.
Crise profonde de l’engagement collectif, des organisations et des modes d’actions traditionnels, tout cela baigné dans une atmosphère où l’hégémonie capitaliste sous son masque néolibéral domine les rapports de force, forment les premiers constats esquissés dans le « manifeste accélérationniste ».
Pour les auteurs en effet :
« Depuis 1979, le néolibéralisme a été en position d’idéologie politique globale hégémonique, à travers diverses variantes selon les puissances économiques dominantes. Malgré les profonds défis structurels que les nouveaux problèmes globaux lui ont présentés – à commencer par les crises monétaires, financières et fiscales qui se sont succédées depuis 2007-2008 – les programmes néolibéraux n’ont évolué que dans le sens d’un approfondissement. Cette évolution du projet néolibéral – ou néolibéralisme 2.0 – s’est contentée d’appliquer un nouveau tour d’ajustements structurels, surtout en encourageant de nouvelles incursions, plus agressives encore, du secteur privé dans ce qui reste des institutions et des services issus de la social-démocratie. »
Comme un prolongement logique du panorama rapide et relativement clair de la situation politique et sociale, Smicek et Williams pointent du doigt la faiblesse structurelle idéologique comme organisationnelle de celles et ceux qui prétendent renverser le paradigme libéral. En effet, la gauche bute selon eux sur son incapacité à « retrouver des avenirs possibles aujourd’hui perdus – ou plutôt de retrouver la possibilité même de l’avenir. »
Dans un second temps ils reviennent sur le lien consubstantiel entre capitalisme, vitesse et accélération. L’accélération devant être compris comme le développement technologique rapide et transversal. En effet, ce système a conduit à un développement poussé des forces productives tout comme à de véritables sauts technologiques. Pour les auteurs cependant cette association prégnante entre capitalisme et accélération souffre d’une limite essentielle, les règles du capitalisme lui-même.
« Le néolibéralisme […] confond toutefois la rapidité avec l’accélération. Nous avançons peut-être à grande vitesse, mais seulement à l’intérieur d’un ensemble strictement défini de paramètres capitalistes qui, pour leur part, n’évoluent aucunement. Nous ne connaissons qu’une vitesse croissante à l’intérieur du même horizon local, sur le mode d’une ruée en avant décervelée. Cela n’a rien à voir avec une véritable accélération, qui soit également navigationnelle, comme le serait un processus expérimental de découverte dans un espace universel de possibilités. C’est seulement ce second mode d’accélération que nous tenons pour essentiel. »
Bien que réelle, l’infiltration et la domination profonde de l’idéologie capitaliste sur le monde à la fin du XXème siècle ne peut être, et nous pouvons le reprocher aux auteurs, déconnectée de l’existence et la déliquescence progressive d’un bloc socialiste structuré qui lui disputa son hégémonie politique sur la scène internationale. Par ailleurs dans ces éléments de constats dressés par les auteurs anglo-saxons, nul doute qu’une approche affinée des nouveaux atours financiers du capitalisme eut été intéressante. En effet, la financiarisation de l’économie et l’importance grandissante du recours au financement par endettement des agents économiques marque une tendance profonde de l’évolution du système économique actuel. Cette financiarisation se traduit par une augmentation notable de la part des activités financières dans le PIB des pays développés.
Libérer les potentiels émancipateurs.
Intervient peut être à ce moment le véritable tournant de cet écrit et du dévoilement de la pensée des Londoniens, lorsque ceux-ci soulignent et affirment clairement les limites de l’accélération elle-même lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre contraint et mortifère de l’exploitation capitaliste. En cela comment ne pas les rejoindre alors que l’actualité déverse son lot d’illustrations absurdes d’un détournement des potentialités du développement technologique au service d’un gaspillage permanent de ressources pour venir grossir les profits de quelques-uns. Les exemples concrets sont multiples à l’image de l’industrie pharmaceutique qui oriente trop souvent ses ressources financières comme humaines dans des processus de recherche et d’innovation au service d’un mercantilisme sans lendemain et de pseudos-innovations bien plus commerciales que médicales.
C’est bien à partir des potentialités comme des contradictions inhérentes au système que le binôme souhaite déployer une véritable alternative globale et cohérente. En effet, comment nier les formidables ressorts contenus dans le développement technique, la révolution informationnelle et l’automatisation pour libérer l’humanité des chaînes de l’exploitation ? La question par exemple du temps de travail est à ce titre révélateur. Les formidables avancées technologiques pourraient en effet permettre plus que jamais une réduction de celui-ci alors que nous assistons à une tendance perverse avec une précarisation et une infiltration forte des logiques d’exploitation elles-mêmes dans nos vies quotidiennes (télétravail, connexion permanente, temps partiels, contrats précaires…). Le débat récent autour du « droit à la déconnexion » est ainsi significatif.
Une filiation marxiste assumée.
L’originalité de ce texte est bien aussi d’assumer clairement sa filiation (tout comme l’inspiration de Deleuze, Baudrillard et Guatarri) à Lénine et Marx. L’objet littéraire lui même en attestant. Marx est alors qualifié de penseur paradigmatique de l’accélérationisme.
« Loin d’être un penseur cherchant à résister à la modernité, il s’est efforcé de l’analyser pour mieux y intervenir, comprenant que, malgré toute son exploitation et toute sa corruption, le capitalisme constituait le système économique le plus avancé de son temps. Ses acquis ne demandaient pas à être renversés pour revenir à un état antérieur, mais à être accélérés au-delà des contraintes de la forme de valeur capitaliste. »
Pour mieux pointer le nécessaire appui sur la technique capitaliste, les deux londoniens se plaisent d’ailleurs à citer ce passage de Lénine.
« Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. Nous, les marxistes, nous l’avons toujours affirmé ; quant aux gens qui ont été incapables de comprendre au moins cela (les anarchistes et une bonne moitié des socialistes révolutionnaires de gauche), il est inutile de perdre même deux secondes à discuter avec eux. »
Appui sur les développements capitalistes ne voulant d’ailleurs pas dire que le capitalisme lui même serait un véritable agent d’une accélération souhaitée et souhaitable, bien au contraire.
Mais alors, une fois le constat et la définition elle même de l’accélération par un détour historique établis, en quoi ce concept pourrait il être un outil utile pour analyser et changer le monde ?
Formaliser un constat, une ambition et une méthode.
Tout d’abord dans sa capacité à formaliser un constat ressenti ne serait-ce qu’intuitivement d’une gauche sclérosée et clivée. Les auteurs estiment « qu’à l’intérieur de la gauche actuelle, le clivage le plus important sépare ceux qui s’accrochent à un folklore politique nourri de localisme, d’action directe et d’horizontalisme intransigeant, d’avec ceux qui ébauchent une politique « accélérationniste » sans complexe envers une modernité faite d’abstraction, de complexité, de globalité et de technologie. »
Deuxièmement en permettant l’affirmation d’un objectif et de méthodes intelligibles. En effet, une seule issue leur apparaît alors avec l’affirmation claire de cette ambition à l’accélération, en explicitant ses ressorts et ses potentialités (progrès technique au service du bien commun), tout en se construisant une culture commune à gauche de ces innovations plutôt que de les survoler pour uniquement proposer de les mettre à bat sans conscience de leur utilité possible.
« Les outils développés dans le champ de l’étude des réseaux sociaux, de la modélisation des comportements, de l’analyse des big data et des modèles économiques non équilibrés, constituent des médiations nécessaires pour qui veut comprendre des systèmes aussi complexes que l’économie moderne. La gauche accélérationniste doit s’alphabétiser dans ces domaines techniques. »
Pour beaucoup, ces écrits pourraient se confiner à une sorte de fable techno-utopiste. Cependant les auteurs affirment comme nécessaire et prometteur l’enjeu technologique, mais jamais suffisant en l’absence d’action sociopolitique.
« Alors que les techno-utopistes promeuvent l’accélération parce qu’elle supplanterait automatiquement les conflits sociaux, nous estimons que la technologie devrait être accélérée afin de nous aider à gagner ces conflits sociaux. »
Troisièmement en soulignant les errements répétés de notre propre camp. En effet, dans les conclusions de ce manifeste les deux auteurs s’attardent également sur la méthode et les modes d’actions pertinents ou non dans le combat pour faire émerger une société post-capitaliste. Planification, circuits de financement, unité et diversité, non fétichisation de l’horizontalité ou de la pseudo démocratie sont autant de champs où leur plume entame une analyse sans filtre et pose des jalons pour permettre à nouveau de gagner.
Comment ne pas percevoir une résonance particulière de ces propos à l’heure où l’aura médiatique de certains types d’actions comme les ZAD se fait plus pressante. Ces formes localistes de luttes, portent pour les auteurs par essence l’échec à arracher des changements globaux, radicaux et profonds. Au-delà des enjeux propres à chaque dossier, la volonté pour les partisans de ces formes de combats de tirer de ces projets des généralités sous la forme désormais labellisée des grands projets inutiles pose question.
Les communistes ont d’ailleurs toujours réfuté cette appellation soulignant l’importance de l’analyse de la réalité plutôt que de vouloir calquer une idée sur un constat polymorphe. En effet, en quoi par exemple la construction demain d’une grande plate-forme de service public de transport dans un territoire donné serait-elle nécessairement inutile ? Cette forme de lutte contribue t-elle à l’évolution des rapports de force ou au contraire permet-elle plutôt de les figer dans une guerre de position géographique et idéologique inefficace ?
D’autre part, et d’une manière volontairement incisive les deux théoriciens s’attardent également sur la fétichisation et la simplification faite par les progressistes d’un certain nombre de méthodes ou de concepts à l’image de la démocratie. Pour eux :
« La démocratie ne saurait se définir simplement par les moyens auxquels elle recourt – ni par le vote, ni par la discussion, ni par les assemblées générales. La démocratie réelle doit être définie par son but – le développement d’une maîtrise de soi collective. C’est un projet qui doit aligner la politique avec l’héritage des Lumières, dans la mesure où c’est seulement en bénéficiant au maximum de nos capacités à nous comprendre nous-mêmes et notre monde (notre univers social, technique, économique, psychologique) que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes. Nous devons établir une autorité verticale légitime et collectivement contrôlée, en complément des formes diffuses de socialités horizontales, pour éviter de nous asservir aussi bien à un centralisme totalitaire tyrannique qu’à un ordre émergent capricieux échappant à notre contrôle. Les commandements du Plan doivent être conjugués avec l’ordre improvisé du Réseau. »
Ce passage permet pour ses auteurs de revenir sur le concept de “démocratie”. En effet, ils ne l’entrevoit pas seulement comme une suite de moyens et de processus mais bien aussi comme un but. Celui d’une maîtrise de soi collective. Leur analyse veut ainsi nous convaincre d’une nécessaire combinaison et simultanéité à organiser la société d’une part avec une ou des autorités verticales légitimes et d’autre part avec des réseaux plus horizontaux. Ce champ d’exploration intellectuel proposé par les « accélérationnistes » peut se révéler très fertile et croise d’ailleurs de nombreuses problématiques portées par les communistes eux-mêmes sur les enjeux de représentativité, de délégation de pouvoir ou encore de discipline.
Quels objectifs opérationnels ?
Trois objectifs sont enfin assignés à moyen terme dans ce manifeste à vocation clairement opérationnelle. Le premier d’entre eux consiste en la refondation d’une infrastructure intellectuelle couplée à une autre, organisationnelle, vectrice de ces idées dans la société. Le deuxième en permettant une remise sous contrôle populaire des médias. Et le troisième en reconstruisant une conscience de classe aujourd’hui fragmentée.
En d’autres termes et sans réinventer le fil à couper le beurre, les auteurs dans la droite ligne des pensées de Marx ou de Lénine ciblent l’enjeu essentiel de la réédification structurée d’un corpus aussi bien idéologique que organisationnel, l’enjeu de la réappropriation même de secteurs stratégiques comme les médias (bien d’autres pourraient d’ailleurs être évoqués) en se nourrissant d’une conscience de classe revivifiée.
Pour les deux théoriciens nous avons ainsi « besoin de ressusciter l’argument traditionnel d’une aspiration post-capitaliste : non seulement le capitalisme est un système injuste et pervers, mais c’est aussi un système qui fait obstacle au progrès. Notre développement technologique est tout autant réprimé qu’exacerbé par le capitalisme. L’accélérationnisme repose sur la croyance fondamentale que ces capacités peuvent et devraient être libérées en dépassant les limites imposées par la société capitaliste»
Accélérer pour gagner ?
Impasse faite trop rapidement sur les enjeux de financiarisation, de réappropriation et de propriété, aspects effleurés succinctement concernant le financement ou encore un attachement à une humanité rêvée confinant parfois au conte futuriste plus qu’à la réalité peuvent être autant de bémols de l’exercice. Cependant, plus que les limites d’un tel texte, intrinsèques au format notamment, le bénéfice de ces travaux est bien de remettre en perspective les développements actuels de la lutte des classes.
Nous requestionner sans cesse sur les contradictions du stade de développement dans lequel nous nous situons comme des potentialités bien souvent masquées de la période, voilà aussi sûrement un des autres atouts des éléments proposés. Le fait de reposer le besoin d’une méthode, d’une évaluation et d’un plan est peut être aussi un des enseignements fort de ce manifeste. Tout comme le fait de placer à nouveau la victoire comme le critère essentiel de l’évaluation d’une stratégie.
Enfin en rappelant le nécessaire travail d’alphabétisation de notre camp, les auteurs soulignent à quel point dans une période d’accélération ou de vitesse le besoin continu de formation, d’apprentissage et d’appropriation apparaît comme la pierre angulaire d’une bonne réponses aux problématiques de notre temps.
En s’inscrivant clairement dans une filiation complexe mais assumée avec des auteurs clefs de l’analyse de notre système et de son dépassement comme Marx ou Lénine, les rédacteurs ouvrent par ailleurs un champ utile d’actualisation sans déformation de notre corpus idéologique commun. Ils nous invitent aussi sûrement à assumer nous-mêmes la portée clairement révolutionnaire de ces inspirateurs et de notre propre rôle.